Est ici reproduit le texte de l’intervention d’Aurélie COVIAUX lors 9ème édition des Etats Généraux du dommage Corporel qui sont tenus le 19 novembre 2015 à Bordeaux - Atelier Session 2 “Sphère professionnelle” :
Atelier Session 2 : Sphère professionnelle : “ « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. ». Lorsqu’elle se trouve privée de ce Droit fondamental par suite d’un accident une victime doit pouvoir obtenir l’indemnisation de l’avantage dont elle se trouve privée. Au-delà de la compensation des gains manqués, il convient de prendre en compte tous les avantages que procure l’accès à une profession. Comment y parvenir dans le total respect du principe de réparation intégrale en conjuguant des éléments objectifs et subjectifs ou lorsqu’il faut s’accommoder d’incertitudes ? “
La Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948 à Paris au Palais de Chaillot laquelle énonce les droits fondamentaux de l’individu, leur reconnaissance, et leur respect par la loi et dispose dans son article 23 :
- Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
- Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
- Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
- Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
Au delà, et parfois même indépendamment de la perte de gains, élément objectif du préjudice professionnel, la victime peut subir une atteinte qui va se distinguer des seules pertes de gains et qui recouvre les éléments subjectifs de l’atteinte à la sphère professionnelle que l’on appelle désormais l’incidence professionnelle.
Construction prétorienne reprise par la nomenclature Dintilhac, si celle-ci en a expressément prévu l’indemnisation, la définition qu’elle en a faite a des contours assez flous (incluant par exemple dans le poste de frais divers les frais d’embauche de personnel engagés pendant la période temporaire pour maintenir l’activité professionnelle), la jurisprudence et la pratique en a défini les contours au moins pour la période post-consolidation.
En effet, pour la période temporaire, la nomenclature Dintilhac n’a pas prévu de poste correspondant à celui de l’incidence professionnelle, il importe donc de réintégrer, s’ils existent, les éléments subjectifs des atteintes à la sphère professionnelle dans le poste des pertes de gains professionnels actuels (PGPA).
La définition de l’incidence professionnelle est surtout une définition en négatif : elle est constituée par tout ce qui n’est pas réparé par la compensation des gains, étant entendu, eu égard à la relative “jeunesse” de la jurisprudence que la distinction entre les deux postes n’est pas toujours définie avec une extrême rigueur (en est-il par exemple de la dépréciation du fonds de commerce ou de la perte d’avantage).
Il convient, par ailleurs, compte tenu de l’imprécision des missions d’expertise, d’être attentif à la mise en évidence de ces éléments (interrogatoire complet lors de l’expertise, intervention des médecins conseils, doléances de la victime…).
L’incidence professionnelle, poste de préjudice patrimonial, recouvre un grand nombre de préjudices distincts, certains sont subjectifs quand d’autres sont purement financiers :
- Éléments subjectifs : : Il peut s’agir par exemple de la dévalorisation sur le marché du travail (reclassement, précarisation), d’une perte d’une chance professionnelle (préjudice de carrière, perte de chance de bénéficier ou de profiter d’opportunités professionnelles, de faire son activité en se formant, etc.), d’ une augmentation de la pénibilité de l’emploi (les gênes ressenties, etc.) d’ un préjudice né de la reconversion professionnelle imposée par le handicap en l’absence même de perte de revenus ou encore de la dépréciation du fonds de commerce d’un commerçant en invalidité professionnelle..
- Éléments objectifs : les dépenses ou un manque à gagner qui ne s’analysent pas nécessairement en perte de gains comme des frais de reclassement professionnel, de formation ou de changement de poste, d’une éventuelle incidence sur la retraite, de la perte d’un avantage (comme un véhicule de fonction par exemple).
Et il est bien évident (ainsi qu’une jurisprudence nourrie le rappelle) que la réparation des atteintes à la sphère professionnelle ne s’analyse pas en l’un OU l’autre de ces deux postes mais par l’un ET l’autre (perte de gains ET incidence professionnelle) si les atteintes sont d’ordre objectif et subjectif. La personne qui perd son emploi en raison des séquelles conservées d’un accident ne perd pas que des revenus, elle perd un élément de son identité collective et sociale (se présenter comme actif vis à vis d’autrui, jouir d’un rythme social) voire un élément de réalisation personnelle (exercer “une fonction”)… Il suffit d’entendre, génération après génération, les enfants s’interroger sur le “métier qu’ils feront quand ils seront grands” pour savoir que ce qui compte n’est pas au premier chef de savoir “combien” ils gagneront mais bien ce qu’ils “seront”.
Autant l’évaluation de la perte des pertes de gains qui constitue le plus souvent en une comparaison entre les anciens revenus et ceux perçus ensuite de l’accident est facile à appréhender (même si sa mise en oeuvre ne l’est pas nécessairement), autant l’évaluation de l’incidence professionnelle qui ne traduit pas nécessairement la perte d’un avantage financier peut sembler imprécise.
Le graal de la formule magique
Régleurs, magistrats, parfois même avocats, les acteurs de l’évaluation de la réparation l’appellent de leurs voeux. Une formule qui allierait justice, rapidité et rationalité ! Illusion d’un monde où l’humanité - pas plus que la réparation des plaies qu’on lui inflige - ne se réduit à une mécanique arithmétique, la formule universelle n’existe évidemment pas, a fortiori à propos d’un poste de préjudice qui recouvre des préjudices aussi distincts que la dévaluation sur le marché du travail, la perte de droit à la retraite ou celle d’une voiture de fonction.
Il n’existe pas de méthode universelle mais des outils et un principe celui de la réparation in concreto.
- Résister à la tentation :
La Cour de cassation n’a de cesse de le rappeler : les évaluations forfaitaires ou l’appréciation des préjudices in abstracto violent le principe de la réparation intégrale (Cf sur le point précis des préjudices patrimoniaux : Cass. 2e civ., 10 sept. 2015, pourvoi n°14-24447 et Cass.2e, civ, 20 nov. 2014, n°13-21250)
- Considérer les variables :
* Le taux de déficit fonctionnel : Faire un rapport entre le taux de déficit permanent et le montant de l’incidence professionnelle relève d’une évidente réalité statistique : moins l’atteinte fonctionnelle est importante, moins les postes de préjudices professionnelles seront impactés. Nul ne va contester que des victimes souffrant de troubles dans les fonctions supérieures rencontrent des obstacles professionnels sans aucune mesure avec ceux rencontrés par celles souffrant d’un DFP de 15 %. Sur une population globale de victimes il s’agit d’une réalité statistique normale et j’ai envie d’ajouter… heureuse !
Mais à l’échelle de l’individu cette réalité globale ne fait en aucun cas disparaître le principe de la réparation intégrale qui induit nécessairement celui de la réparation in concreto rappelé à maintes reprises par la Cour de cassation.
Et dans la population globale des victimes d’où émerge cette statistique, il y aura toujours - et c’est heureux - des violonistes aux doigts précieux, des pilotes aux yeux de lynx, des maçons ou des électriciens perchés en haut des échelles ou des institutrices penchées au dessus des têtes de nos bambins. Et ceux-ci ensuite d’une atteinte fonctionnelle limitée, et à raison de leur métier, pourront en conséquence souffrir d’une atteinte considérable dans leur sphère professionnelle. Le petit doigt, l’acuité visuelle, la perte d’équilibre ou les sciatalgies de ceux-ci ne pourront bien évidement pas être réparé in abstracto par référence à une statistique globale que personne ne conteste mais bien en considération des conséquences qu’ils rencontrent personnellement dans l’exercice de leur métier.
* l’âge : La question de l’âge est également une variable dont la mise en œuvre n’offre pas nécessairement la sécurité à laquelle aspirent les acteurs de la réparation :
Si l’âge est une donnée objective qui permet d’apprécier la longévité espérée d’une vie professionnelle, il convient de ne pas oublier que les jeunes actifs ont également devant eux pas seulement des années de travail mais aussi une carrière, un avancement, une progression qui ne s’expriment pas encore dans les revenus qui sont les leurs au moment du dommage.
Je pourrais poursuivre longtemps : si toutes méritent qu’on les considère à un titre ou à un autre, aucune variable n’offre en elle-même de garantie intrinsèque. Chaque incidence professionnelle nécessite qu’on y réfléchisse, qu’on l’isole, qu’on la comprenne et qu’on la traduise. Il n’y a une formule magique, il y en a mille.
- Avant de les mettre en oeuvre :
l’exemple de l’incidence sur la retraite :
Le nombre de méthodes utilisées pour évaluer l’incidence de l’accident sur le montant de la retraite de la victime démontre à lui-seul l’indispensable personnalisation qui doit être apportée à chaque cas de figure.
Une évaluation classique consiste par exemple à effectuer la capitalisation des meilleurs revenus de la victime pour l’avenir avant d’en déduire la pension de retraite capitalisée réellement perçue, mais la jurisprudence nous apprend également ( Cass. 2e civ., 22 novembre 2012, pourvoi n°11-25599) qu’il est parfaitement possible de solliciter l’indemnisation du rachat auprès de l’organisme de retraite des trimestres manqués. Si ces deux méthodes semblent mathématiquement exactes il est pourtant notable que les montants auxquels elles aboutissent peuvent être très différent ! Notons enfin, et c’est le cas le plus courant, que la capitalisation des salaires par application d’un prix de d’euro de rente viager (entrant dans les pertes de gains professionnels futurs - PGPF) inclura dans ce cas l’indemnisation de l’incidence de l’accident sur les droits à la retraite.
le préjudice de carrière
Il convient d’être attentif au fait que le calcul des PGPF par capitalisation du dernier salaire perçu ne prend pas en compte la progression des revenus. Pour parvenir à l’indemniser, il faut se référer au revenu maximum : le capitaliser et en ensuite retrancher les sommes versées au titre des PGPF avant de lui appliquer un pourcentage de perte de chance pour tenir du caractère d’incertitude.
Une proposition de méthode en cas de reprise du travail :
S’agissant de l’indemnisation de l’incidence professionnelle découlant de la fatigabilité, pénibilité induite par les séquelles durant les activités professionnelles de la victime, la proposition de Frédéric Bibal, et largement reprise par la jurisprudence.
CA Nancy, 1re ch., 21 mai 2013, n° 12-01945 : Gaz. Pal. 21-22 juin 2013, note F. Bibal. TGI Mâcon, 25 nov. 2011, n° 08/00038 : Gaz. Pal. 9-10 mars 2012, note F. Bibal; TGI Melun, 11 déc. 2012, n° 2608/12. TGI Bobigny, CIVI, 29 janv. 2013, n° 12/00309.
En effet, si la dégradation des conditions de travail avait des causes internes, elle se traduirait par une augmentation de la rémunération, le salaire antérieur ne serait plus équitable. c’est le même raisonnement qui est proposé : le salaire n’est pas l’objet mais le moyen de l’indemnisation : quelle augmentation de salaire doit être mis à la charge du débiteur pour rétablir l’équilibre de la relation de travail faussée par l’accident ? Une fois cette augmentation annuelle déterminée, son indemnisation pourra intervenir en rente ou en capital.
Exemple de la méthode d’évaluation de l’incidence professionnelle par un pourcentage du salaire en cas de reprise du travail :
Extrait du jugement rendu par le Tribunal de Grande Instance de Nancy le 28 janv. 2015, n° 13/03407
« Au regard du montant du salaire annuel net que pouvait espérer la victime au moment de l’accident (7 732 euros en moyenne au cours des six années précédent l’accident selon son relevé de carrière), de son âge lors de l’accident (36 ans) et du taux de son déficit fonctionnel permanent (12 %), l’incidence professionnelle peut justement être réparée par l’allocation d’une somme de 29 991 euros (7732 × 12 % × 32,323 barème de capitalisation Gazette du Palais 2013). »
Extrait de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Pau le 13 mars 2014, n° 12-00526 : « Attendu que compte tenu de la nature des activités professionnelles atteintes et de l’ampleur de l’incidence sur ces activités, il convient d’évaluer ce préjudice à 10 % de la rémunération de référence et de l’indemniser par capitalisation ».
Extrait du jugement rendu par le Tribunal de grande instance de Paris le 28 févr. 2011, n° 06/11537 :
« En ce qui concerne la pénibilité du travail, compte tenu des observations formulées ci-dessus, elle sera évaluée à 15 % d’un salaire annuel de 21 000 €, soit 3 150 € × 18,909 = 59 563,35 € ».
De ces développements, il ressort que la rigueur, le calcul et la projection arithmétique (laquelle inclut nécessairement l’imagination) sont indispensables pour parvenir à une juste évaluation. Il n’en demeure pas moins que tous ces outils n’ont de place qu’à l’unique condition préalable d’écouter les victimes. C’est ce travail qui permet d’isoler, de comprendre et de “modéliser” ensuite leur préjudice. C’est cette seule compréhension qui permet la réparation proprement dite.