Biographie de Cicéron
Par Philippe FALGAYRETTES,
qu’il en soit grandement remercié !
CICERON
Marcus Tullius Cicero, né le 3 janvier 106 av. J.-C. à Arpinum, mort assassiné le 7 décembre 43 av. J.-C. (dates du calendrier julien) est un homme d’État romain et un auteur latin.
SA VIE
Arpinum est un municipe du pays des Volsques, situé à 120 Km au sud-est de Rome. Lorsqu’il naît, le pays volsque possède depuis deux siècles le droit de cité romaine et Cicéron naît romain.
Son nom gentilice, Tullius, évoque une fontaine ou une cascade. Son cognomen, Cicero, évoque une verrue (cicero = pois chiche) qu’aurait porté un ancêtre ou, comme l’assure Plutarque, une fente à l’extrémité du nez semblable à un pois chiche.
La famille Tullius est une famille traditionnelle qui forgea son caractère et ses principes. Dans un pays largement ouvert à la culture et à la langue grecques, son grand-père refuse cette nouvelle influence et Cicéron, tout romain qu’il fût, devait toujours rester très attaché à son vieux municipe et aux sentiments de solidarité qui unissaient ses citoyens. Il restera toujours un asile.
Il appartient à la classe équestre mais pas à la noblesse, ce qui en principe lui permettait d’aspirer à des magistratures romaines mais ne le destine pas à un rôle politique majeur.
Ecolier très doué mais doté d’une santé qui passait pour être fragile, il sut très tôt que la gloire lui viendrait des talents de son esprit et il se destina dès l’adolescence à l’étude du droit contrairement à son frère Quintus qui devint militaire.
Après qu’il eût pris la toge virile (probablement le 17 mars 91), son père le conduisit à Rome près de Quintus Mucius Scaevola dit l’Augure, l’un des premiers compilateurs du droit romain (il écrivit un traité de droit civil en 18 livres) et l’un des jurisconsultes les plus réputés du temps. La science du droit est l’une des voies qui conduisent à la dignitas et confèrent l’auctoritas.
En 90, lors de la guerre sociale Cicéron s’engage dans l’armée, une obligation pour qui veut faire ensuite une carrière publique : il se trouve sous les ordres du consul Pompeius Strabo (père du grand Pompée né la même année que lui) où il fait partie de l’état major avec Aelius Tubero qui deviendra son parent par alliance.
L’année suivante, il est affecté à celle de Sulla (Sylla) en guerre contre les Samnites.
Sentant qu’il n’était pas destiné à devenir un homme de guerre, il quitte l’armée à la fin du conflit en 88 av. J.-C. et revient à ses études.
Son père, en l’envoyant à Rome, l’avait confié à M. Pupius Piso, parent ou ami, orateur plein de promesses et qui possédait une grande culture littéraire. Chez Piso qui fut le premier modèle de Cicéron, il fait la connaissance d’un philosophe péripatéticien Staseas qui l’initie à la philosophie d’Aristote de laquelle il restera proche toute sa vie.
Il fréquente d’autres philosophes grecs : l’académicien Philon de Larissa disciple de l’Académie de Platon (qui pratique la discussion selon les points de vue opposés pour approcher la vérité), les stoïciens Diodote (son maître en dialectique), Aelius Stilo et Phèdre (un épicurien). Il entend et parle le grec et traduit des textes de Xénophon, Platon et Aratos. Il acquiert ainsi une formation couvrant les principales écoles grecques.
Il déclamait dans cette langue qui, écrit-il dans le Brutus, offre beaucoup d’ornements possibles et habitue l’orateur à en inventer en Latin. Il s’exerça avec un Rhodien envoyé en ambassade à Rome, Apollonius Molon, qui, ne parlant que le Grec, fut autorisé (privilège inédit à cette époque) à s’adresser en cette langue au Sénat de la Ville.
Sa formation fut complétée par la fréquentation de Licinius Archias, originaire d’Antioche, que Cicéron considéra comme « le premier à me faire entreprendre et poursuivre l’étude de cet art qui est le mien ».
Dans le Pro Archia, Cicéron fait l’éloge de la poésie qui est à ses yeux « l’une des formes que revêt la beauté dont la contemplation est indispensable à l’épanouissement de l’esprit humain, à la réalisation totale de l’humanitas […] il sait que l’harmonie du discours révèle l’équilibre de l’âme. Il est sensible à la sérénité de l’épicurien Phèdre, approuve en Diodote l’accent que met le stoïcien, en lui, sur la seule valeur qu’il accepte : le bien moral. Il approuve la quête, toujours ouverte, pour la vérité de Philon et des académiciens. Il les loue de dépasser les apories logiques et, comme le faisait déjà Platon, d’aller au-delà du connaissable grâce à cet autre visage de la vérité qui apparaît dans le miroir du mythe, c’est-à-dire dans la poésie. Enfin, à Staseas et aux péripatéticiens, il reconnaît le mérite de mettre à la disposition des orateurs, ceux qui aspirent à conduire les cités, les découvertes des philosophes. Tel est ce que l’on appelle souvent l’éclectisme de Cicéron et qui n’est à aucun degré pure accumulation de connaissances empruntées çà et là et entassées sans critique, mais acceptation de tout ce qui, chez ses maîtres, pouvait servir à préciser et réaliser l’homme idéal qu’il voulait être » (Pierre Grimal, Cicéron, Fayard, 1986).
Mentionnons enfin l’ami de jeunesse qui restera son confident tout au long de sa vie dans les bons et mauvais jours, T. Pomponius Atticus.
A l’orée de l’âge adulte, Cicéron s’exerçait à traduire des dialogues de Platon, l’Economique de Xenophon. Il rédigea un traité De inventione, dans lequel il expose l’art de découvrir ce que doit dire l’orateur afin de rendre plausible la thèse qu’il défend. La technique oratoire pour être juste et efficace doit s’appuyer sur une philosophie cohérente. A l’aube de sa vie publique le jeune Cicéron avait établi le principe qui guidera sa vie : la connaissance guide l’action.
La première affaire connue de ses débuts comme avocat date de 81 ou 80 av. J.-C. Il s’agit d’une affaire complexe de succession dans laquelle il plaide pour Publius Quinctus (Pro Quinctio). Cicéron se montre excellent juriste et aborde in extenso toutes les questions de droit en bon disciple de Mucius Scaevola l’Auguste.
Mais, déjà, il va plus loin et applique les principes qu’il a définis dans le De inventione. Il se montre d’abord le dialecticien élève de Diodote. « Il définit les termes, établit les distinctions, enferme l’adversaire dans ses dilemmes, montre les contradictions de sa conduite qui prouvent sa mauvaise foi, les impossibilités de la version présentée par l’accusation, dont l’argumentation est ainsi ruinée » (Grimal, op. cit.). Il multiplie les effets oratoires pour retenir l’attention des juges lors d’une narration un peu longue. Il suggère aussi que son adversaire est un être méprisable, injuste, violent et cruel. Enfin, il termine par une miseratio, c’est-à-dire un appel à la pitié des juges dont la décision peut ruiner Publius Quinctius.
Pourtant, les juges étaient des Romains et appartenaient donc à un peuple de juristes. Pourquoi devraient-ils se laisser attendrir au point de ne plus appliquer la règle de droit ? Ici, Cicéron se montre l’élève des philosophes et rappelle que le droit a aussi sa limite : l’humanité. La loi ne doit pas être le seul critère de jugement. Les Romains ont résumé l’idée dans la formule « Summum jus, summa injuria ». Le comble du droit est le comble de l’injustice car le cœur doit tempérer la raison.
Le talent de Cicéron semble avoir donné la victoire à son client et il fut considéré d’ores et déjà comme un grand avocat s’assurant réputation et profit.
En 79 av. J.-C., il défend Sextus Roscius accusé de parricide, il s’attaque à un affranchi du dictateur romain Sulla, tout en veillant à épargner ce dernier.
Comme il ne peut briguer la première des grandes magistratures, la questure, avant d’avoir atteint l’âge de 30 ans, de 79 à 77 av. J.-C. il voyage en Grèce pour parfaire sa formation et mieux connaître le monde intellectuel grec et le monde asiatique.
Il fréquente les divers philosophes qui enseignaient alors à Athènes. Dans son traité Des lois, il en fait l’éloge reconnaissant qu’ils nous font connaître les principes de la vie heureuse mais aussi qu’ils nous apportent une manière de mourir avec un meilleur espoir. Cet espoir de l’immortalité de l’âme le rapproche du Phédon de Platon et le soutiendra toute sa vie.
Il suit l’enseignement d’Antiochos d’Ascalon, des épicuriens Zénon de Sidon et Phèdre, du savant stoïcien Posidonius d’Apamée. Puis à Rhodes, il perfectionne sa diction auprès du célèbre rhéteur Molon. Il est initié aux mystères d’Eleusis, visite Sparte, Corinthe, Milet, Smyrne. Dans toutes ces villes, il assista à des procès et étudia les techniques oratoires des avocats. Il retrouva son vieux maître Apollonius Molon devant qui il déclama en grec provoquant les applaudissements de l’assistance unanime selon Plutarque. Il est manifeste que Cicéron possédait un talent exceptionnel.
Il revient à Rome au printemps 77.
Son ascension sociale et ses contacts avec la nobilitas lui permettent d’épouser une jeune fille de la meilleure noblesse la riche et aristocratique Terentia. Outre sa noblesse, sa femme apportait à Cicéron une dot importante (cent mille deniers d’après Plutarque, somme considérable à laquelle s’ajoutaient des biens ruraux et des immeubles dans Rome. La date du mariage n’est pas connue mais se situe entre 80 et 77.
Ils ont une fille Tullia née le 5 août probablement en 76.
A partir de cette date, il va mener parallèlement une carrière d’avocat et une carrière d’homme politique.
Lors de son retour dans la Ville, Rome était la proie de troubles qui duraient depuis une vingtaine d’années avec Marius, Sulla, Pompée. La République était malmenée par des hommes de guerre représentant les différents partis politiques antagonistes et les institutions avaient du mal à freiner les ambitions personnelles.
Il reprit ses activités d’avocat et plaida, selon ses dires, des causes célèbres desquelles nous ne savons quasi-rien.
Aux comices de 76 av. J.-C. il entame le cursus honorum en étant élu questeur, c’est-à-dire comptable des finances, responsable de l’encaissement des impôts et des dépenses publiques. Il écrira plus tard « Toutes mes magistratures, le peuple romain me les a attribuées à moi-même, à la personne que je suis et non à ma famille, à ma façon de vivre et non à mes ancêtres, au mérite que l’on me connaît et non à une noblesse que l’on ne connaît que par ouï-dire ». Dans une république dans laquelle les vertus publiques commençaient à se dégrader, Cicéron accepta la questure comme une mission sacrée. Il entrait dans un ordre dont il avait toujours rêvé ; il allait participer à la gestion de l’Empire et avait le sentiment des devoirs que cela impliquait : il devait se sacrifier à l’intérêt de l’Etat. Cicéron professera dans l’exercice de toutes se magistratures cette religion des devoirs.
Il se vit attribuer la gestion de la Sicile, la plus ancienne province de l’Empire et le grenier à blé de Rome. La Sicile avait été le théâtre pendant une trentaine d’années (135-101) de plusieurs révoltes d’esclaves.
Selon Plutarque « Il fut élu questeur en un moment où le blé était rare et la province de Sicile lui fut attribuée ; là, il commença par s’aliéner les habitants en les contraignant d’envoyer du blé à Rome. Mais, après cela, ils s’aperçurent qu’il était scrupuleux, juste, bienveillant et ils eurent pour lui une estime plus qu’ils n’en avaient jamais eue envers un magistrat ». Lorsqu’il partit au terme de son année de questure, les Siciliens lui décernèrent des honneurs extraordinaires, imaginés pour la circonstance.
Il revint à Rome en 74 et prit rang dans la curie en qualité de sénateur, comme le lui permettait son titre d’ancien questeur. Il reprit aussi ses activités d’avocat.
C’est à cette époque qu’eut lieu la révolte des esclaves menée par Spartacus.
La situation politique de Rome était troublée. Sulla avait rétabli, après plusieurs dizaines d’années de coups d’Etat, un certain ordre mais sa mort devait ruiner son œuvre. En 70, le sénat autorisa Pompée et Crassus à être candidats aux élections consulaires bien qu’aucun des deux ne réunît les conditions légales d’éligibilité. Ils étaient tous deux à la tête d’armées victorieuses. Les armes l’emportaient sur la toge contrairement au souhait dont Cicéron devait faire sa devise « Cedant arma togae ».
L’affaire Verrès qui éclata en 70 montre le déclin de la moralité publique dans la République finissante. Verrès, après diverses aventures qui lui permirent de s’enrichir indûment fut nommé préteur de Sicile en 73. Il profita de ses fonctions pour piller la province et amasser une fortune qu’il rapporta à Rome. En janvier 70, l’île délégua des envoyés auprès de Cicéron lui demandant de déposer une plainte en repedundis c’est-à-dire en répétition (restitution) des biens perçus illégalement par le gouverneur.
Le choix de Cicéron résulte probablement de la réputation d’homme juste qu’il avait laissée en Sicile et du fait qu’il était moins lié au parti sénatorial – qui risquait d’être éclaboussé par une accusation lancée contre l’un de ses membres – que d’autres grands orateurs du moment.
Cicéron déposa une plainte devant le préteur et réunit activement les éléments du dossier tant à Rome qu’au cours d’un déplacement qu’il fit en Sicile. On connaît assez bien les péripéties du procès – procédurales, juridiques, de fait – au cours duquel il ne ménagea pas sa peine. L’accusation portée par Cicéron est si vigoureuse et si bien soutenue par un imposant défilé de témoins que devant une issue prévisible Verrès, dès après le premier discours, s’enfuit avec une partie de sa fortune à Marseille où il vécut un exil doré. Cicéron publia les discours qu’il avait prononcés ou préparés : les Verrines. Rédigés dans une langue soignée, à l’argumentation juridique rigoureuse, modèles d’effets d’éloquence, d’une lecture malgré tout agréable, ils devinrent des classiques dans les écoles romaines.
Il conforta sa réputation d’homme engagé contre la corruption. Les Siciliens le remercient par des dons en nature, qu’il emploie au ravitaillement de Rome, faisant ainsi baisser le prix du blé, et augmentant sa popularité.
La publication de ces textes d’une incontestable valeur littéraire, répondait aussi à un but politique. Au moment où Pompée avait décidé d’ouvrir le recrutement des juges –au-delà de la classe sénatoriale qui les composait uniquement jusqu’alors – à la classe équestre, voire aux « tribuns du trésor », Cicéron voulait montrer que les sénateurs pouvaient être de bons juges et éviter qu’ils risquassent d’être évincés comme ce fut le cas après la réforme des Gracques.
Verrès ayant été condamné, Cicéron, à 37 ans, avait atteint la gloire et était considéré comme le premier orateur de Rome. Malgré cela, Plutarque le décrit comme un homme au train de vie relativement modeste, ayant respecté la lex cincia qui interdisait aux orateurs de recevoir un salaire de ceux qu’ils défendaient (mais il existait bien des manières de la tourner).
Il est nommé édile pour l’année 69 ce qui l’obligea à organiser les jeux publics qui revêtaient une grande importance pour le peuple et pour la cohésion sociale liée par cette tradition. Il les célébra selon son état de fortune, c’est-à-dire sans mesquinerie mais sans le faste déployé par d’autres, tout en sachant que plaire à la foule était nécessaire à qui voulait suivre la carrière des honneurs.
En 69 il plaida pour le propréteur de Gaule narbonnaise Fonteius accusé comme Verrès de concussion. Jouant son rôle d’avocat, Cicéron exposa au tribunal tous les arguments en faveur de son client, comme en tant qu’accusateur il avait soutenu tous ceux en défaveur de Verrès, ce que bien des historiens ou biographes n’ont pas compris qui l’ont accusé d’avoir l’esprit d’une girouette.
De 69 à 66 on conserve plusieurs discours prononcés dans des affaires privées (Caecina, Matrinius, Pro Cluentio…) ou publique (Faustus Sulla).
En tant que préteur nommé pour l’année 66 il prononça son premier discours politique : De imperio Pompei. Il soutint un projet de loi donnant des pouvoirs extraordinaires à Pompée, chef militaire, seul à même selon Cicéron de maintenir la gloire ancienne du peuple romain en guerre contre Mithridate, même si l’on devait redouter les excès d’un chef trop glorieux, la victoire militaire extérieure garantissant la paix intérieure et l’équilibre dans l’Etat.
Dès cette époque, il songe à incarner une troisième voie en politique, celle des viri boni, « hommes de bien », entre le conservatisme des optimates et le réformisme des populares.
En 64, Cicéron ayant atteint l’âge d’être candidat fit campagne pour être nommé consul pour l’année 63. Il avait contre lui les candidats des factions rivales : pour les « oligarques » Sulpicius Galba et Cornificius ainsi que Cassius Longinus pour la noblesse ; pour les « populares » Sergius Catilina et Antonius Hybrida. Le 29 juillet 64, Cicéron fut élu, homme n’appartenant à aucun parti, à une très forte majorité. Il fut suivi d’Antonius Hybrida qui ne l’emporta que de justesse sur Catilina.
Cet honneur doubla la joie d’avoir vu naître son fils Marcus en juillet 65.
L’un des biographes de Cicéron, Pierre Grimal, discerne dans son parcours certaines constantes : « d’abord un patriotisme évident, puis le souci des valeurs essentielles que défendait la romanité, joint à un réalisme qui savait éviter l’utopie. Philosophe de la vie politique, Cicéron n’en était pas moins conscient du fait que tout idéal doit se traduire en acte, pour les hommes, sans doute, mais par eux-mêmes, avec leurs limites et leurs faiblesses. Son consulat traduirait dans la réalité cette volonté de sauvegarder, dans la paix, la continuité et la majesté de Rome » (op. cit. p. 137).
Pourtant, de 66 av. J.-C. à 63 av. J.-C., l’émergence de personnalités comme César ou Catilina dans le camp des populares, qui prônent des réformes radicales, conduit Cicéron à se rapprocher des optimates.
Il est le premier consul homo novus (élu n’ayant pas de magistrats curules parmi ses ancêtres) depuis plus de trente ans, ce qui déplaît à certains. Il prit ses fonctions le 1er janvier 63.
Il commence par s’opposer au projet du tribun Rullus pour la constitution d’une commission de dix membres aux pouvoirs étendus en vue du lotissement massif de l’ager publicus (la question agraire, liée à l’appropriation des terres publiques, qui fut récurrente pendant toute la durée de la République). Son discours De lege agraria contra Rullum obtient le rejet de cette proposition.
Dans quelques affaires mineures intéressant néanmoins l’Etat il prononça des discours (Pro Othone, Pro Rabirio) dont on comprend qu’ils avaient pour but de maintenir une harmonie sociale garante de la paix civile.
C’est sur ces entrefaites que L. Sergius Catilina qui s’était présenté aux élections pour devenir consul en 62 fut battu. Ecarté du pouvoir pour la deuxième fois, il résolut de s’en emparer par la force et fomenta un coup d’état. Réunissant ses amis et recrutant une véritable armée, il envisagea de soulever une partie de l’Italie et une province africaine. La conjuration de Catilina ne fut pas un grand mouvement politique ou social mais la tentative d’un ambitieux pour s’emparer du pouvoir à des fins personnelles.
L’un des conjurés à qui sa maîtresse reprochait de n’être pas assez généreux avec elle lui promit qu’elle serait bientôt riche et, pour lui en donner des assurances, lui dévoila le projet de conspiration. Affolée, elle décida de tout raconter au consul Cicéron qui ce mois-là avait les faisceaux. Le 23 septembre il communiqua les révélations au sénat qui ne le crut pas. Ce n’est qu’un mois plus tard, après un discours de Cicéron lors de la séance du 22 octobre et alors que la nouvelle d’un soulèvement en Etrurie se répandait, que les sénateurs décrétèrent un senatus consultum ultimum par lequel ils donnaient à Cicéron la mission de défendre la République par tous les moyens y compris les armes.
Une armée gagna l’Apulie, une autre l’Etrurie. Parallèlement, une action légale pour violence était engagée contre Catilina. Celui-ci convainquit deux complices d’aller assassiner Cicéron. Prévenu, celui-ci se cacha. Puis, il se présenta à la séance du sénat où il prononça sa première catilinaire. On cite souvent la première phrase de l’exorde de la première Catilinaire : Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? (« Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »), et c’est dans ce même passage que l’on trouve l’expression proverbiale O tempora ! O mores ! (Quelle époque ! Quelles mœurs !). Catilina tenta de répliquer mais fut hué par les sénateurs et quitta la salle. Sentant qu’il échouerait à prendre le pouvoir dans Rome, il se rendit en Etrurie.
Dans un discours prononcé publiquement le 9 novembre, Cicéron exposait l’affaire au peuple et promettait l’amnistie aux factieux qui abandonneraient leur projet (deuxième catilinaire). Le sénat donna ordre à Antonius de réunir une armée pour se préparer à combattre Catilina.
Mais un scandale politique vient soudain compliquer la crise : le consul désigné pour 62 av. J.-C., Lucius Licinius Murena, est accusé par Caton d’avoir acheté les électeurs. Pour Cicéron, il est hors de question dans un tel contexte d’annuler l’élection, ce qui risquerait de désorganiser le fonctionnement de la République, et d’en organiser de nouvelles. Il assure donc la défense de Murena (pro Murena) et le fait relaxer, malgré une probable culpabilité, en ironisant sur la rigueur stoïcienne de Caton.
Les conjurés avaient fixé la date du 16 décembre pour allumer dans Rome des incendies et commettre des massacres. Au début du mois, une députation des Gaulois Allobroges était arrivée pour se plaindre de leur ancien gouverneur. Les insurgés les approchent et en échange de leur soutien leur promettent de faire annuler les dettes fiscales qu’ils avaient vis-à-vis de la Ville. Les Allobroges, pesant le pour et le contre, préfèrent dénoncer les conjurés au consul. Cicéron élabore un plan : les Allobroges devaient obtenir des conjurés un engagement écrit qu’ils emporteraient avec eux. Le 3 décembre au pont Mulvius ils sont arrêtés par les soldats et fouillés. Les preuves de la conjuration sont saisies et les conjurés dont les noms figurent sur les documents sont arrêtés et leurs domiciles perquisitionnés. Cicéron prononcera sa troisième catilinaire pour en informer le peuple. Mais que faire des conjurés ?
Une scène étrange, rapportée par Plutarque, montrant l’esprit superstitieux des Romains de l’époque, se produisit alors. Le soir du 3 décembre des dames romaines célébraient la fête de Bona dea, la bonne déesse que l’on priait pour la sauvegarde de Rome, dans la maison de Cicéron (qui en était exclu, la fête ne devant rassembler que des femmes). Terentia vint le trouver dans la nuit pour lui apprendre qu’un prodige est survenu : alors que la cendre des offrandes à la déesse paraissait refroidie, une flamme très vive s’est élevée tout à coup sur l’autel. Les vestales ont interprété ce prodige : c’est la déesse qui l’envoie ; Cicéron doit poursuivre son action contre les conjurés ; à ce prix le chemin de la sécurité et de la gloire sera éclairé d’une vive lumière.
Le 5 décembre Cicéron convoqua le sénat et lui demanda quel sort devait être celui des conjurés. César plaida pour la clémence, Caton pour la sévérité. La sévérité l’emporta et le soir même Cicéron fit exécuter la sentence de mort mais sans jugement public. Catilina se fit tuer au milieu de ses légions en Etrurie fin janvier à la bataille de Pistoia.
Cicéron fut déclaré Pater patriae et couvert de louanges. Ainsi se termina son consulat.
Il consacre les années suivantes à écrire l’histoire de son consulat, en grec et en latin, en prose et en vers. Il rassemble ses harangues consulaires relatives aux questions politiques. Il lit beaucoup.
Il sent que la République est menacée par la concentration des pouvoirs entre les mains de quelques hommes (premier triumvirat entre Pompée, César et Crassus), l’affaiblissement du sénat et la pression de plus en plus forte de la plèbe qui aspirait à des réformes agraires. Cicéron se préoccupe alors d’élaborer une théorie du gouvernement politique qui maintiendrait l’harmonie entre ces composantes de la cité. Il refusera l’alliance proposée par César, devenu consul pour l’année 60, avec les triumvirs pour modifier l’équilibre de la société par une nouvelle loi agraire, la réforme des tribunaux, une réorganisation des provinces. Il exposera les mérites d’une constitution tripartite unissant monarchie (les grands), aristocratie (le sénat) et démocratie (la plèbe) dans son De republica.
Cependant, Cicéron n’est pas hostile aux réformes si elles ne sont pas démagogiques. Il soutient, par exemple, au printemps 60 une rogatio présentée par le tribun de la plèbe L. Flavius, proposition de loi agraire répartissant une partie des terres du domaine public (ager publicus) et d’autres acquises par les conquêtes de Pompée entre ses vétérans et des citoyens sans fortune. Avec cette proposition « on viderait les sentines de la Ville et on peuplerait le désert italien » (lettre à Atticus du 15 mars 60).
Cependant, comme il est le seul homme redoutable par son prestige au sein du sénat et auprès de chevaliers, les triumvirs vont l’écarter.
Le 12 mars 58 P. Clodius Pulcher (qui lui voue une haine tenace depuis qu’il l’a confondu en 62 av. J.-C. dans l’affaire du culte de Bona Dea) fit voter la loi De capite civium (Sur la tête des citoyens) qui rappelait et renforçait les lois qui interdisaient de mettre à mort un citoyen sans jugement d’un tribunal. La veille, Cicéron avait quitté Rome pour la Grèce. Le 13 Clodius annonce son projet de présenter une autre rogatio qui nommerait Cicéron et le contraindrait à l’exil pour avoir mis à mort sans jugement préalable les partisans de Catilina. La loi votée le 29 avril le contraint à un exil de plus de 500 milles de Rome et le décrète « interdit d’eau et de feu », exclu de la communauté humaine. Ses biens sont pillés ; il pense au suicide ; on murmure que son frère Quintus, de retour de son gouvernement d’Asie, sera accusé de concussion.
Cependant, à Rome sa femme Terentia, son frère Quintus (qui ne sera pas inquiété), son gendre C. Pison, ses amis oeuvrent en sa faveur. Après de nombreuses manœuvres dans une situation politique compliquée, le 4 août 57 fut votée une loi le rappelant. Pompée, jouant sur la grande popularité de Cicéron, fit venir des bandes de citoyens de toute l’Italie pour empêcher les bandes de Clodius d’agir contre le vote. Cicéron rentrera dans Rome le 4 septembre.
Il prononça divers discours pour remercier ses soutiens, s’en prendre aux consuls qui ont permis le vote de la loi d’exil et qui en ont été récompensés par des provinces de leur choix : il dira qu’il a été « une marchandise échangée contre les honteux profits qu’ils espéraient de leurs gouvernements ».
Il pense à rétablir sa fortune perdue dans les pillages. Par son discours de retour au Sénat (Post Reditum in Senatu), il obtient que l’État l’indemnise de 2 millions de sesterces pour la destruction de sa maison du Palatin, de 500 000 pour sa villa de Tusculum, de 250 000 pour celle de Formies. Ces sommes n’étant pas suffisantes pour compenser ses pertes, il reprend aussitôt l’activité judiciaire et défend avec succès Publius Sestius (Pro Sestio), puis Caelius (Pro Caelio), impliqués dans les émeutes qui opposent désormais les bandes armées de Milon à celles de Clodius.
Parallèlement, sa position vis-à-vis du triumvirat se modifie. Rassemblés à Lucques avec près de 200 sénateurs (selon Plutarque), Pompée, César et Crassus confirment leur entente (printemps 56).
A la demande de Pompée, il s’abstient de participer au débat sur un projet de loi de César sur la réforme agraire (qui, malgré cela, ne fut pas votée). Il appuya la demande de César de voir porté à 8 le nombre de ses légions en Gaule et que le sénat fournît leur solde ; demande acceptée. Des sénateurs proposèrent que les provinces devant recevoir de nouveaux gouverneurs fussent les deux Gaules, empêchant ainsi César de terminer victorieusement sa guerre, il s’y opposa et proposa la Macédoine et la Syrie ; il obtint gain de cause (De provinciis consularibus).
L’alliance avec César était ainsi consommée.
En juillet, dans un écrit envoyé à Atticus, il explique ce retournement : « Puisque ceux qui n’ont aucun pouvoir ne m’aiment pas, tâchons de faire que je sois aimé par ceux qui ont le pouvoir ». Après les épreuves de l’exil, à 50 ans, Cicéron, constatant que le sénat et le peuple romain s’accommodent de la situation, renonce à lutter. Attitude égoïste ? Attitude philosophique ? Il estime que la discorde est le plus grand des maux pour une cité et si les luttes politiques sont légitimes « elles ne sont raisonnables qu’aussi longtemps qu’elles sont utiles à l’Etat » (Pro Balbo).
Il se retirera dans ses villas jusqu’à l’été 55 pour méditer et écrire (De oratore).
Son vieil ennemi Pison se présentant au sénat Cicéron prononce un discours (Contre Pison) d’une extrême violence pour s’opposer à lui puis, en mai 54, retourne dans ses villas. Il commence la rédaction du De republica et fait des allers-retours à Rome où il plaide quelques affaires (Pro Plancio, procès de Gabinius, de Rabirius Postumus).
L’année 54 finit dans l’inquiétude : pas de consuls élus pour 53 et partout on parlait de dictature. Faute de consuls, Rome était gérée par des interrois. Mais il n’y avait pas de préteurs ni d’autres magistrats pour présider les tribunaux. La situation politique était extrêmement confuse du fait du recours de plus en plus fréquent à la violence des factions et beaucoup souhaitaient un gouvernement fort pour remettre de l’ordre dans les institutions. Cicéron le reconnaît mais le redoute. Il constate le naufrage des institutions, du droit, de tout ce à quoi il tient et qui garantit la liberté.
Il poursuit au printemps 52 la rédaction du De Republica et entame celle du De Legibus (Sur les lois).Il vit dans ses villas de Cumes, Formies, Pompei et Arpinum ou Tusculum. Il continue de plaider pour les particuliers ou des affaires politiques (Pro Milone). Mais sa principale activité est l’écriture.
Dans le De Oratore il avait réfléchi aux questions techniques qui devaient permettre à un homme de primer par la parole de manière notamment à se mettre en état de gérer sa cité.
Il tourne maintenant sa réflexion dans une autre direction, sur une question qui avait agité les Grecs (Platon, Aristote, Décéarque). Témoin des changements qui interviennent dans Rome depuis qu’il exerce, il se pose la question de savoir s’il est fatal que les cités naissent, vivent et meurent ou bien est-il concevable que, si elles étaient régies par de bonnes lois, elles parviennent à se donner une sorte d’immortalité.
En 53 av. J.-C., le Sénat impose un intervalle de cinq ans entre l’exercice d’une magistrature et celui de la promagistrature correspondante en province, afin de mettre un frein aux endettements contractés lors des campagnes électorales qui sont ensuite remboursés par le pillage des provinces. Pour éviter l’attente, le Sénat attribue ces provinces aux anciens magistrats qui n’ont pu exercer leur promagistrature. Cicéron qui avait renoncé à la Macédoine lors de son consulat obtient en 51 un mandat de proconsul en Cilicie, province romaine d’Asie mineure (actuelle Turquie) qui comprend aussi Chypre que Rome vient d’annexer.
Il se met en chemin, emmène son fils avec lui, voyage par terre et mer, flâne en route pour visiter ses amis, retrouve Athènes avec plaisir et arrive à Ephèse le 22 juillet.
Dans une lettre écrite à Caton il expose en détail son action politique dans la province que le précédent proconsul avait largement pressurée. Il tient des assises dans chaque ville importante pour entendre les plaintes, annule les impôts illégalement établis, allège les taux d’intérêts, supprime les dettes fictives. Les soldats n’ayant pas été payés, une demi-légion s’était mutinée. Il obtient qu’elle revienne dans son camp.
A la fin du mois d’août il apprend que les Parthes et des Arabes sont entrés en Syrie et menacent la Cilicie. Il se porte à leur rencontre mais ceux-ci sont défaits devant Antioche par le proquesteur de Syrie. Il profite de son armée pour pacifier la Cappadoce et l’Amanus qui restaient des zones de dissidence.
Après une campagne victorieuse ses soldats le saluent du titre d’Imperator. Il tourne alors ses efforts vers l’administration civile.
Conformément à son éthique il assure la paix et la justice. Ses fréquents colloques avec les représentants des villes de sa province lui ont montré les énormes difficultés financières auxquelles elles sont soumises du fait de la rapacité des gouverneurs successifs. Elles sont contraintes d’emprunter (souvent à des taux usuraires : jusqu’à 48%) à de riches romains. Selon les principes exposés dans le De Republica qui faisaient de la justice la fin et la justification de la conquête romaine, Cicéron décida de soulager les cités écrasées par leurs propres magistrats d’abord parce qu’il considérait que c’était une exigence morale mais aussi parce que cette exploitation faisait haïr les Romains.
Ainsi, il renonce au vectigal praetorium, impôt traditionnellement versé au nouveau gouverneur pour qu’il exempte les cités de l’obligation de recevoir des troupes pendant la saison d’hiver. Il fait rendre gorge aux magistrats des cités qui avaient depuis des années largement puisé dans les caisses municipales. Il reçoit avec simplicité et travaille beaucoup. Il rend la justice avec savoir-faire (on le comprend) et douceur. Il noue des alliances avec les royaumes voisins.
Il solde les comptes de sa gestion qui lui laisse un reliquat légal de 2,2 millions de sesterces. Il quitte sa province à la fin de juillet 50 et rentre avec son fils qui l’a accompagné, son frère Quintus et le fils de celui-ci.
Depuis la Cilicie il avait demandé qu’on lui accorde le triomphe pour sa campagne contre les Parthes. Mais il arrive le 4 janvier 49 aux portes d’une Rome dans laquelle circulent des rumeurs de guerre civile née du conflit entre Pompée et César. En janvier 49 celui-ci a franchi le Rubicon avec ses légions. Le sénat a pris un senatus consulte suprême et a confié à Pompée le commandement militaire. L’Italie a été divisée en régions militaires et celle de Capoue est confiée à Cicéron.
Dans ce conflit entre deux ambitions personnelles, Cicéron ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre mais considère qu’il fait partie des hommes de bien (les boni) qui mettent la légalité et l’intérêt de l’Etat au dessus de tout. Pourtant il connaît Pompée et César et entretient de bonnes relations personnelles avec chacun d’eux et est sûr d’être récompensé par l’un ou l’autre en cas de ralliement. Sa correspondance avec son ami Atticus montre ses interrogations. Mais dans le conflit entre l’intérêt et le devoir moral il ne peut hésiter. Il s’agit d’honestum, la fidélité à soi-même, à la République (la res publica : le bien de tous) à laquelle il croit et s’est dévoué et qui disparaîtra si l’un des deux chefs de guerre est vainqueur.
Mais César poursuit ses campagnes victorieuses et Pompée se replie vers le sud. Le 28 mars César vient trouver Cicéron à Formies et a une longue conversation avec lui. Il comprend que César une fois le maître sera dictateur. Il se déclare du parti sénatorial et décide alors de suivre Pompée qui passe en Grèce. Puisque la res publica meurt qu’au moins il reste fidèle à Pompée avec qui il est le plus lié, dont il a reçu par le passé le plus de bienfaits et qui a été investi du pouvoir par le sénat. Après le comportement dicté par la philosophie, le comportement dicté par la vertu humaine, lointain héritage des solidarités, des fidélités comme on les concevait à Arpinum.
Le 7 juin il s’embarque pour l’Epire où se trouvent Pompée et ses légions, César étant maître de l’Italie.
Il y restera jusqu’en août 48 sans trop savoir que faire (Plutarque). Pompée fut vaincu à Pharsale en 48 et assassiné en Egypte ; César se rend peu à peu maître de l’empire. Vers le 25 septembre 47, César, vainqueur en Orient et en Egypte passe par Brindes où se trouve Cicéron et le serre dans ses bras. César se montre modéré et n’exerce pas de représailles contre ses opposants. Il rentre à Rome et divorce de sa femme Terentia au début de 46. Elle épousera l’historien Salluste, un fidèle de César.
Durant la période 46/44 av. J.-C. il réside le plus souvent dans ses villas et se consacre à ses écrits, à la traduction des philosophes grecs, voire à la rédaction de poésies. Il déploie une intense activité intellectuelle et publie ses ouvrages philosophiques majeurs, une façon selon lui de travailler au bien public en ouvrant au plus grand nombre l’accès à la philosophie : (Brutus, Les Paradoxes des stoïciens, Cato, Orator, Hortensius, De Finibus, Les Académiques, Les Tusculanes, De Divinatione…). Il prononce des discours (Pro Marcello dans lequel il exhorte César à réformer la République, Pro Ligario) en 46 et 45 et écrit de nombreuses lettres à tous ceux qui ont un peu de pouvoir dans lesquelles on sent qu’il appelle de ses vœux la restauration de la Res Publica.
Mais il déchante bientôt quand il ne constate aucun retour du pouvoir sénatorial. Dans une lettre à Varron du 20 avril 46 av. J.-C., il donne ainsi sa vision de son rôle sous la dictature de César : « Je vous conseille de faire ce que je me propose de faire moi-même - éviter d’être vu, même si nous ne pouvons éviter que l’on en parle… Si nos voix ne sont plus entendues au Sénat et dans le Forum, que nous suivions l’exemple des sages anciens et servions notre pays au travers de nos écrits, en se concentrant sur les questions d’éthique et de loi constitutionnelle ».
Fin 46 il se remarie avec une jeune fille Publilia qui est sa pupille. En février 45 il est bouleversé par la mort brutale de sa fille Tullia Peu après il se sépare de son épouse.
Le 19 décembre 45 César s’invite chez Cicéron avec sa suite de 2.000 hommes, ses amis, ses affranchis et ses esclaves. Le dîner est cordial mais Cicéron ne peut s’empêcher de regretter que l’ordre républicain soit suspendu et que les décisions soient prises par un seul homme selon son bon plaisir même au mépris des coutumes.
L’intention de César de devenir roi devenant de plus en plus visible, il fut assassiné aux Ides le 15 mars 44. Devant le reproche de César (« Toi aussi mon fils »), Brutus clame le nom de Cicéron. Sans être partie au complot, il représentait dans l’esprit des conjurés le désir du retour à la République.
Lors des funérailles de César, Antoine, son lieutenant et consul avec lui, par un habile discours retourne le peuple en faveur du mort. Une émeute populaire commence et Cicéron croit prudent de s’éloigner de Rome. Il reprend son activité littéraire et rédige le De Amitia (appelé aussi Laelius). Le traité évoque l’âge d’or de la République lorsque les affaires étaient menées par de petits groupes d’hommes liés entre eux par l’amitié. Tous les écrits de Cicéron ont une visée de politique pratique sous leur exposé moral ou philosophique.
Antoine tente de suivre les traces de César. Cicéron décide de revenir à Rome. Malgré les menaces d’Antoine il prononce au sénat des discours qu’il appellera Les Philippiques en souvenir de Démosthène, condamnant les actes d’Antoine et dénonçant ses intentions.
Vers la fin de l’année il écrit l’un de ses livres majeurs : De Officiis (Des devoirs).
Au même moment, il est courtisé par Octave, fils adoptif de César, qui lui demande son appui pour s’opposer à Antoine. Cicéron hésite, puis, convaincu qu’il est dévoué à la république, il prononce son éloge dans sa troisième Philippique le 20 décembre au sénat.
Dans sa quatrième Philippique, il attaque Antoine et montre –en faisant un parallèle avec ses catilinaires- que si Antoine n’est pas encore juridiquement ennemi public, il l’est de fait. Son retentissement est énorme.
Pendant le premier trimestre de l’année 43 le sénat hésite sur la conduite à tenir. Octave qui a réuni une armée se porte au devant d’Antoine, appuyé par les deux consuls de 43 : Pansa et Hirtius. A la bataille de Forum Gallorum leur armée est vainqueur mais Antoine réussit à dégager la sienne et à s’enfuir. Cicéron obtient du sénat qu’il déclare Antoine ennemi du peuple romain (dernière Philippique).
En avril Cicéron et Octave envisagent, selon Appien, de devenir consuls, Pansa et Hirtius ayant été tués lors de la bataille. Parallèlement, certains chefs militaires rallient Antoine. Pendant l’été des négociations se poursuivent entre les partis.
Le sénat refuse finalement d’élire de nouveaux consuls avant janvier 42. Alors, Octave se rapproche d’Antoine et marche sur Rome avec ses légions. La Ville et le sénat paniquent et Octave fut élu consul le 19 août avec son cousin Pedius. Il fait immédiatement voter des lois modifiant la nature du régime politique pour le diriger vers le Principat, la République étant abolie.
Il forme avec Antoine et Lépide un triumvirat. Les triumvirs font voter par les comices tributes une loi leur conférant pour cinq ans le pouvoir constituant et les pleins pouvoirs pour venger les meurtriers de César. Ils établissent une liste de proscriptions dont fait partie Cicéron au premier chef (sur les demandes insistantes d’Antoine et Lépide, selon Plutarque, Octave ayant résisté).
Le 7 décembre 43 Cicéron se trouve dans sa villa de Gaète prêt à s’enfuir. Plutarque raconte la scène : « À ce moment, survinrent les meurtriers ; c’étaient le centurion Herennius et le tribun militaire Popilius que Cicéron avait autrefois défendu dans une accusation de parricide. […] Le tribun, prenant quelques hommes avec lui, se précipita […] Cicéron l’entendit arriver et ordonna à ses serviteurs de déposer là sa litière. Lui-même portant, d’un geste qui lui était familier, la main gauche à son menton, regarda fixement ses meurtriers. Il était couvert de poussière, avait les cheveux en désordre et le visage contracté par l’angoisse. […] Il tendit le cou à l’assassin hors de la litière. […] Suivant l’ordre d’Antoine, on lui coupa la tête et les mains, ces mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques. »
Sa tête et ses mains furent apportées à Antoine qui les fit exposer sur les Rostres. Il mourut 20 ans après l’exécution des complices de Catilina. Son frère et son neveu furent tués dans leur ville d’Arpinum. Son fils qui était en Macédoine échappa à la mort. Octave, devenu Auguste une fois qu’il eut éliminé Antoine, le prit comme collègue lors de son consulat. Les statues d’Antoine furent abattues, les honneurs qui lui avaient été décernés annulés et l’on décréta qu’à l’avenir aucun Antonius ne pourrait recevoir le prénom de Marcus. « Ainsi le pouvoir divin accorda à la maison de Cicéron le soins d’assurer la punition finale d’Antoine » (Plutarque).
En fonction de leurs intérêts politiques ou de leur admiration envers Cicéron, ses biographes ont parfois considéré sa mort comme exemple de lâcheté (Cicéron est assassiné alors qu’il se prépare à fuir) ou, plus souvent, comme un modèle d’héroïsme stoïque (il tend son cou à son bourreau, qui ne peut supporter son regard).
SON ŒUVRE
La grande célébrité de Cicéron de son vivant a facilité la conservation de son œuvre. En partie oubliés au haut Moyen Âge, ses ouvrages connaissent un regain d’intérêt par la suite, notamment à la renaissance italienne et à l’époque classique. En revanche, au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, il n’est considéré que comme un simple compilateur des philosophes grecs et sa vie politique est diversement appréciée et commentée : intellectuel égaré dans la politique, parvenu monté à Rome, opportuniste versatile, instrument passif du pouvoir en place selon Theodor Mommsen et Jérôme Carcopino. Selon la vision plus positive de Pierre Grimal, Cicéron, attaché aux traditions de sa patrie, n’en contribua pas moins à justifier spirituellement la vocation universelle de la romanité ; il rechercha un modèle de cité harmonieuse selon la tradition platonicienne ; il fut aussi l’intermédiaire précieux qui nous transmit une partie de la philosophie grecque. Les auteurs anglo-saxons lui réservent une grande place dans l’histoire des idées politiques voyant en lui un des pères des doctrines de la rule of law, le règne du droit.
Cicéron est considéré comme le plus grand auteur latin classique, tant par son style que par la hauteur morale de ses vues. La partie de son œuvre qui nous est parvenue est par son volume une des plus importantes de la littérature latine : discours juridiques et politiques, traités de rhétorique, traités philosophiques, correspondance.
Cicéron a apporté :
- Une doctrine de la société, de la dignité des hommes et de chaque homme en particulier qui est l’une des sources de l’humanisme ;
- Une doctrine du droit, fondé sur cette nature humaine (notamment l’idée de droit naturel) ;
- Une doctrine de l’Etat, organisation destinée à élaborer et maintenir le droit ;
- Une doctrine de la propriété privée et de la liberté contractuelle ;
- Une doctrine de gouvernement.
Ses œuvres sont diverses :
- Discours et plaidoiries : prononcés dans des procès civils de particuliers ou dans les enceintes politiques : Actions contre Verres (70), Pro Cluencio (66), les Catilinaires (63), Pro Murena (63), Pro Archia (62), Pro Milone (55), Pro Sestio (54), les Philippiques (44) ;
- Une correspondance : c’est une source importante de notre connaissance de cette époque de l’histoire de Rome ;
- Des récits autobiographiques : De consulatu suo (60), De domo sua (57) ;
- Des traités touchant à la rhétorique : De oratore (55), Brutus (46), Orator (46), De optimo genere oratorum (46), Partitiones oratoriae (46), les Topiques (44) ;
- Des traités politiques : La République (54-51), Les Lois [De Legibus] (52) ;
- Des traités philosophiques : les Paradoxes des stoïciens (46), Hortensius (45), Premiers et Seconds Académiques (45), Des fins des biens et des maux (45), les Tusculanes (45), De la nature des dieux (45), Du Destin (44), les Topiques (44), De la gloire (44), De la vieillesse ou Caton l’ancien (44), De l’amitié ou Laelius (44), De la divination (44), Des Devoirs [De Officiis] 44-43).
Dans le De Officiis (1,XXII), il affirme (et il le rappelle dans le Brutus à propos de César, LXXIII) la supériorité de la gloire de l’éloquence sur celle des armes dans une formule célèbre « cedant arma togae, concedat laurea laudi » (« que les armes le cèdent à la toge, les lauriers à la gloire »), c’est-à-dire au pouvoir civil. L’orateur qui veut conduire ce pouvoir doit posséder au préalable des qualités fondamentales : une philosophie et une culture.